lundi 7 avril 2014

Qu'est ce qu'un artiste ?

Un artiste pourrait être défini comme un révolutionnaire en bottes d’élégance. L’artiste est plus que l’artisan car ce dernier n’a pas d’autre prétention que de confort et de beauté formelle. En ce sens pour doués et mêmes géniaux qu’ils soient un Boulle ou un Carême ne sont pas des artistes pas plus que nos designers modernes. Ils deviennent artistes lorsqu’à travers leurs œuvres ils interrogent et provoquent la société à laquelle ils s’adressent.

Il y a une très belle scène du film « la Passion du Christ » de Mel Gibson où Jésus, encore charpentier, crée une table et des chaises modernes. Voilà une démarche artistique à travers le beau utile – car une œuvre d’art a toujours une fonction sociale – mettre une époque face à ces contradictions, et lui offrir de nouvelles perspectives spirituelles. En fait l’artiste montre ce qui est déjà là mais nous ne voyons pas, englués que nous sommes dans des compromis ou de petites lâchetés personnelles. Or dans ce déjà-là se trouve aussi le remède aux maux que nous avons créés et dont la présence donne de la joie aux spectateurs quand bien même le sujet traité est triste, voire dramatique ou tragique.

Quand Géricault peint le radeau de la Méduse, non seulement il dénonce la prépotence, l’incurie et la morgue d’un amiral de bateau-lavoir dont la légèreté envoie des hommes à la mort, mais en plus il offre une voie de sortie, un catalyseur de la décision collective de refuser qu’un tel crime ne se reproduise. Dire le crime c’est déjà le rendre illégitime et donc obliger l’état à prendre les mesures nécessaires – non pas simplement sur le moment – mais encore aujourd’hui. Quand le Titanic subira le même sort Géricault sera derrière la réprobation et les changements demandés pour que ce genre de tragédie ne se reproduise plus. Encore aujourd’hui ce radeau nous interpelle comme par exemple lors du naufrage du Costa Concordia, lorsque le capitaine fut accusé d’avoir abandonné le navire, tout comme l’avait fait l’amiral de la Méduse.

Un regard superficiel sur ce que nous venons de dire pourrait laisser croire que l’artiste est doué ou doté de qualités que ses contemporains n’ont pas. Quelqu’un à mettre dans la catégorie des prophètes à poils de chameaux, voire des leaders de secte religieux ou messianiques – rouge un jour, brun un autre, intégristes fachos réactionnaires un troisième. Cette attitude est plus courante qu’on ne croit. Un certain franco-congolais aujourd’hui défendu avec acharnement par des défenseurs des racines chrétiennes de la France était cité au tribunal par les mêmes il n’y a pas si longtemps que cela… Comme quoi, sans changer le fond de son discours on peut rapidement passer de rouge à intégriste facho-réactionnaire. Ainsi est fait l’esprit humain qui a tant de mal avec les nuances qu’il préfère souvent les solutions binaires.

En fait d’une manière beaucoup plus prosaïque l’artiste peut être vu un écorché vif que la douleur empêche de crier et qu'il n’arrive à exprimer et à communiquer que par le biais de la création. A cette aune il rejoint l’entrepreneur, le politicien, le philosophe ou le leader religieux dans le bataillon des pourfendeurs de l’indifférence et de l’à quoi bon. Ce que le politicien cherche à faire avec des lois, l’artiste le crie. Avec des blagues potaches d'humoriste, des mosaïques, de la musique, des couleurs ou des mots. Mais il le crie d’autant mieux qu’il le fait contrarié et presque torturé par une « contrainte formelle » (comme le quatrain en poésie ou la gamme en musique) que sa douleur lui permet de faire crier malgré elle. Quand Justinien commande les fresques en mosaïque de Ravenne il veut célébrer le triomphe impérial. Mais celui-ci n’est beau et ne nous frappe encore aujourd’hui que parce que ce culte est renvoyé à sa petitesse et à sa prétention ridicule par son insertion dans le culte véritable de la cour céleste. Le roi des rois  - définition de l’empereur – n’est grand que parce qu’il est admis à servir le Christ-Roi crucifié et maître de tout par le moyen de l’abaissement total.  Etre empereur c’est avoir le droit de porter des pierreries pour servir un condamné à mort.

Ainsi, en voyant récemment les toiles de François-Xavier de Boissoudy sur les Veilleurs[1], j’ai été frappé par la place qu’y occupe la lumière. Un pauvre lumignon au milieu des ténèbres. Un ciel fermé, partout des ténèbres, sauf en dessous, comme si le soleil de ce monde-là – son dieu – luisait depuis les enfers – les cavités souterraines. Et ce monde-là, c’est notre monde, un monde à l’envers où le mal est devenu le bien et ce qui fait vivre y est dénonce comme un poison mortel. Et au milieu de ce monde-là, au moment où toute lumière depuis le haut disparaît, à l’instant où le mal a tout avalé, au cœur de l’estomac de la bête – vous savez celle où le fils de l’homme, comme Jonas, est resté trois jours et trois nuits – une trouée de lumière s’est annoncée. Voilà l’annonce faite à Marie-La France, voilà en même temps dénoncé et annoncé et le mal et son remède. A l’intérieur même du mal, le brûlant de l’intérieur, la lumière surgit. Voilà que tu concevras et enfanteras un fils – un mouvement d’éveil des consciences – il sera grand, il rétablira le royaume de David son Père et il sera appelé Emmanuel, Dieu avec nous. Et voici que ta parente Elisabeth, elle qu’on appelait la stérile, en est à son sixième mois car rien n’est impossible à Dieu. Il y a 2.000 ans Israël était mort, son prince était un impie qui construisait un temple pour remonter dans les sondages comme d’autres vont à Rome se faire donner un coup de goupillon et son territoire se trouvait soumis à une puissance étrangère qui dépouillait le pays et prétendait effacer la religion archaïque qui le faisait vivre. La France semblait morte mais ces toiles disent que cette mort est en train d'enfanter la vie, même si c'est encore invisible.

Voilà pourquoi en dépit de leur pauvreté de moyens ces toiles disent quelque chose alors que des virtuosités techniques comme l’art pompier de la fin du XIX° siècle ne nous inspirent rien. Pourtant ces travaux prétendaient communiquer « les valeurs de la république ». Justice, égalité, travail, dignité… à vous de compléter la liste des poncifs du genre. Pourquoi ces « artistes » ont-ils échoué ? Pourquoi un Van Gogh ou un Cézanne valent des millions alors que personne ne veut payer pour ces gens dont vous ne connaissez même plus le nom ? Parce que les pompiers ont fait ce qu’on leur a demandé : un art sans transcendance, un art sans remise en question, un art qui est incapable de contester celui qui le paye. Et du coup peut-on parler d’art ? Je ne pense pas. Je dirais pour qu’on a affaire à de bons artisans, des tâcherons de luxe, mais des tâcherons.  

Pour autant nul besoin d’être en révolte ou maudit pour être un artiste au sein plein. Il suffit d’être vivant, c’est-à-dire ce contempler le réel en entier – spirituel et matériel tout en un. Comme le disait un de nos plus grands artistes, Saint Exupéry : « l’essentiel est invisible pour les yeux, on ne voit bien qu’avec le cœur [2]». C’est ce qui me conduit à penser que le Petit Prince est un des plus grands livres jamais écrit et génial précisément par la densité que le forme du récit pour enfant impose à l’auteur. Je trouve absolument extraordinaire la manière dont avec très peu de moyens et des récits à priori simplistes Saint Exupéry arrive à rendre le drame de la modernité libérale et sa soif de spiritualité c’est-à-dire d’ouverture à la totalité du réel. Je sais bien que selon les canons de la morale – qu’elle soit ‘‘républicaine’’ ou ‘‘catholique’’ – Saint Exupéry est loin de la canonisation, mais comme mes amis les philosophes scholastiques je le considère du nombre des saint païens qui comme Aristote nous ont aidé à mieux comprendre la Vie en la criant d’une voix belle et prophétique.

Etre un artiste c’est jouer sa vie dans une œuvre esthétique créatrice, qu’elle soit un spectacle, un dessin, un film, un roman ou quelle qu’autre modalité d’expression qu’on puisse inventer. En ce sens l’art dit ‘‘contemporain’’ est effectivement de l’art, mais il n’est qu’une forme d’art parmi d’autres. Peut-être est-il plus en phase avec notre époque anesthésiée et décérébrée. Il ressent en tout cas le besoin de provoquer une émotion chez le spectateur et de l’expliquer. Quelque chose qui était donné pour acquis par l’art jusque vers 1950. On peut noter à ce sujet que la plupart de nos contemporains sont incapables d’affronter seuls l’art traditionnel. Sortis de « c’est beau / c’est pas beau » et « j’aime bien / j’aime pas » ils ne comprennent pas les messages que l’œuvre a vocation à leur transmettre. C’est là un défi pour les artistes figuratifs qui ont toujours estimé que leurs œuvres devaient être immédiatement intelligibles. Face à cette communication appauvrie au point d’être menacée de disparition, comment faire entendre des sourds et des aveugles ?



[1] Au Couvent des Dominicains du Faubourg Saint Honoré de Paris du 26 janvier au 19 février 2014 http://www.boissoudy.com/
[2] Le Petit Prince – dans la rencontre avec le renard

mercredi 2 avril 2014

Le remaniement gouvernemental français du 1er avril 2014 vu à la lumière de Sieyès et Aristote

Commentaire sur le remaniement gouvernemental français du 1er avril 2014 inspiré par une citation du discours de Sieyès le 14 septembre 1789 à l'assemblée nationale « Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique. Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants. »

https://soundcloud.com/le-pilosopheur/record20140402161118