Un artiste pourrait être défini comme un révolutionnaire en
bottes d’élégance. L’artiste est plus que l’artisan car ce dernier n’a pas
d’autre prétention que de confort et de beauté formelle. En ce sens pour doués
et mêmes géniaux qu’ils soient un Boulle ou un Carême ne sont pas des artistes
pas plus que nos designers modernes. Ils deviennent artistes lorsqu’à travers
leurs œuvres ils interrogent et provoquent la société à laquelle ils s’adressent.
Il y a une très belle scène du film « la Passion du
Christ » de Mel Gibson où Jésus, encore charpentier, crée une table et des
chaises modernes. Voilà une démarche artistique à travers le beau utile – car
une œuvre d’art a toujours une fonction sociale – mettre une époque face à ces
contradictions, et lui offrir de nouvelles perspectives spirituelles. En fait l’artiste montre ce qui est déjà là mais nous ne
voyons pas, englués que nous sommes dans des compromis ou de petites lâchetés
personnelles. Or dans ce déjà-là se trouve aussi le remède aux maux que nous
avons créés et dont la présence donne de la joie aux spectateurs quand bien
même le sujet traité est triste, voire dramatique ou tragique.
Quand Géricault peint le radeau de la Méduse, non seulement
il dénonce la prépotence, l’incurie et la morgue d’un amiral de bateau-lavoir
dont la légèreté envoie des hommes à la mort, mais en plus il offre une voie de
sortie, un catalyseur de la décision collective de refuser qu’un tel crime ne
se reproduise. Dire le crime c’est déjà le rendre illégitime et donc obliger
l’état à prendre les mesures nécessaires – non pas simplement sur le moment –
mais encore aujourd’hui. Quand le Titanic subira le même sort Géricault sera
derrière la réprobation et les changements demandés pour que ce genre de
tragédie ne se reproduise plus. Encore aujourd’hui ce radeau nous interpelle
comme par exemple lors du naufrage du Costa Concordia, lorsque le capitaine fut accusé
d’avoir abandonné le navire, tout comme l’avait fait l’amiral de la Méduse.
Un regard superficiel sur ce que nous venons de dire
pourrait laisser croire que l’artiste est doué ou doté de qualités que ses
contemporains n’ont pas. Quelqu’un à mettre dans la catégorie des prophètes à
poils de chameaux, voire des leaders de secte religieux ou messianiques – rouge
un jour, brun un autre, intégristes fachos réactionnaires un troisième. Cette attitude est plus courante qu’on ne croit. Un certain
franco-congolais aujourd’hui défendu avec acharnement par des défenseurs des
racines chrétiennes de la France était cité au tribunal par les mêmes il n’y a
pas si longtemps que cela… Comme quoi, sans changer le fond de son discours on
peut rapidement passer de rouge à intégriste facho-réactionnaire. Ainsi est
fait l’esprit humain qui a tant de mal avec les nuances qu’il préfère souvent
les solutions binaires.
En fait d’une manière beaucoup plus prosaïque l’artiste peut être vu un écorché vif que la douleur empêche de crier et qu'il n’arrive à exprimer et
à communiquer que par le biais de la création. A cette aune il rejoint
l’entrepreneur, le politicien, le philosophe ou le leader religieux dans le
bataillon des pourfendeurs de l’indifférence et de l’à quoi bon. Ce que le
politicien cherche à faire avec des lois, l’artiste le crie. Avec des blagues
potaches d'humoriste, des mosaïques, de la musique, des couleurs ou des
mots. Mais il le crie d’autant mieux qu’il le fait contrarié et presque torturé
par une « contrainte formelle » (comme le quatrain en poésie ou la gamme en musique) que sa douleur lui permet
de faire crier malgré elle. Quand Justinien commande les fresques en mosaïque
de Ravenne il veut célébrer le triomphe impérial. Mais celui-ci n’est beau et
ne nous frappe encore aujourd’hui que parce que ce culte est renvoyé à sa
petitesse et à sa prétention ridicule par son insertion dans le culte véritable
de la cour céleste. Le roi des rois -
définition de l’empereur – n’est grand que parce qu’il est admis à servir le
Christ-Roi crucifié et maître de tout par le moyen de l’abaissement total. Etre empereur c’est avoir le droit de porter
des pierreries pour servir un condamné à mort.
Ainsi, en voyant récemment les toiles de François-Xavier de Boissoudy sur les
Veilleurs[1],
j’ai été frappé par la place qu’y occupe la lumière. Un pauvre lumignon au
milieu des ténèbres. Un ciel fermé, partout des ténèbres, sauf en dessous,
comme si le soleil de ce monde-là – son dieu – luisait depuis les enfers – les
cavités souterraines. Et ce monde-là, c’est notre monde, un monde à l’envers où
le mal est devenu le bien et ce qui fait vivre y est dénonce comme un poison
mortel. Et au milieu de ce monde-là, au moment où toute lumière
depuis le haut disparaît, à l’instant où le mal a tout avalé, au cœur de
l’estomac de la bête – vous savez celle où le fils de l’homme, comme Jonas, est
resté trois jours et trois nuits – une trouée de lumière s’est annoncée. Voilà
l’annonce faite à Marie-La France, voilà en même temps dénoncé et annoncé et le
mal et son remède. A l’intérieur même du mal, le brûlant de l’intérieur, la
lumière surgit. Voilà que tu concevras et enfanteras un fils – un mouvement
d’éveil des consciences – il sera grand, il rétablira le royaume de David
son Père et il sera appelé Emmanuel, Dieu avec nous. Et voici que ta parente
Elisabeth, elle qu’on appelait la stérile, en est à son sixième mois car rien
n’est impossible à Dieu. Il y a 2.000 ans Israël était mort, son prince était un
impie qui construisait un temple pour remonter dans les sondages comme d’autres
vont à Rome se faire donner un coup de goupillon et son territoire se trouvait soumis
à une puissance étrangère qui dépouillait le pays et prétendait effacer la
religion archaïque qui le faisait vivre. La France semblait morte mais ces toiles disent que cette mort est en train d'enfanter la vie, même si c'est encore invisible.
Voilà pourquoi en dépit de leur pauvreté de moyens ces toiles
disent quelque chose alors que des virtuosités techniques comme l’art pompier
de la fin du XIX° siècle ne nous inspirent rien. Pourtant ces travaux
prétendaient communiquer « les valeurs de la république ». Justice,
égalité, travail, dignité… à vous de compléter la liste des poncifs du genre. Pourquoi
ces « artistes » ont-ils échoué ? Pourquoi un Van Gogh ou un
Cézanne valent des millions alors que personne ne veut payer pour ces gens dont
vous ne connaissez même plus le nom ? Parce que les pompiers ont fait ce
qu’on leur a demandé : un art sans transcendance, un art sans remise en
question, un art qui est incapable de contester celui qui le paye. Et du coup
peut-on parler d’art ? Je ne pense pas. Je dirais pour qu’on a affaire à de
bons artisans, des tâcherons de luxe, mais des tâcherons.
Pour autant nul besoin d’être en révolte ou maudit pour être
un artiste au sein plein. Il suffit d’être vivant, c’est-à-dire ce contempler
le réel en entier – spirituel et matériel tout en un. Comme le disait un de nos
plus grands artistes, Saint Exupéry : « l’essentiel est invisible
pour les yeux, on ne voit bien qu’avec le cœur [2]».
C’est ce qui me conduit à penser que le Petit Prince est un des plus grands
livres jamais écrit et génial précisément par la densité que le forme du récit
pour enfant impose à l’auteur. Je trouve absolument extraordinaire la manière
dont avec très peu de moyens et des récits à priori simplistes Saint Exupéry
arrive à rendre le drame de la modernité libérale et sa soif de spiritualité
c’est-à-dire d’ouverture à la totalité du réel. Je sais bien que selon les
canons de la morale – qu’elle soit ‘‘républicaine’’ ou ‘‘catholique’’ – Saint
Exupéry est loin de la canonisation, mais comme mes amis les philosophes
scholastiques je le considère du nombre des saint païens qui comme Aristote
nous ont aidé à mieux comprendre la Vie en la criant d’une voix belle et
prophétique.
Etre un artiste c’est jouer sa vie dans une œuvre esthétique
créatrice, qu’elle soit un spectacle, un dessin, un film, un roman ou quelle qu’autre
modalité d’expression qu’on puisse inventer. En ce sens l’art dit ‘‘contemporain’’
est effectivement de l’art, mais il n’est qu’une forme d’art parmi d’autres. Peut-être
est-il plus en phase avec notre époque anesthésiée et décérébrée. Il ressent en
tout cas le besoin de provoquer une émotion chez le spectateur et de l’expliquer.
Quelque chose qui était donné pour acquis par l’art jusque vers 1950. On peut
noter à ce sujet que la plupart de nos contemporains sont incapables d’affronter
seuls l’art traditionnel. Sortis de « c’est beau / c’est pas beau »
et « j’aime bien / j’aime pas » ils ne comprennent pas les messages
que l’œuvre a vocation à leur transmettre. C’est là un défi pour les artistes
figuratifs qui ont toujours estimé que leurs œuvres devaient être immédiatement
intelligibles. Face à cette communication appauvrie au point d’être menacée de
disparition, comment faire entendre des sourds et des aveugles ?
[1] Au
Couvent des Dominicains du Faubourg Saint Honoré de Paris du 26 janvier au 19
février 2014 http://www.boissoudy.com/
[2] Le
Petit Prince – dans la rencontre avec le renard