Il est banal de se plaindre de vivre dans un
monde technologique dans lequel les machines détruisent le lien entre les
hommes au fur et à mesure qu’elle « prennent leur place ». C’est une attitude
humaine assez typique qui a comme frère jumeau l’attachement sentimental aux
dites machines, une fois qu’elles sont chassées de notre monde par des modèles
plus performants. Qu’on se rappelle des locomotives à vapeur dont on disait
pire que pendre à propos de leur inhumanité et de la mécanisation qu’elles
provoquaient chez leurs conducteurs, au point de fantasmer une fusion entre le
mécanicien et sa machine [1]. Ces
même machines, autrefois si terribles, sont aujourd’hui protégées parce que
trop fragiles…
A l’évidence on ne peut pas se contenter
d’incantations aussi stériles que répétitives sur la technique et ses dérives.
Il est à l’inverse nécessaire de réfléchir à ce qui est pointé en profondeur
par ces manifestations de désarroi. En parlant d’une fusion entre homme et
machine ou d’une éviction de l’homme par la machine on se réfère en fait à des
manières différentes de fonctionner, à des rationalités différentes : la
rationalité humaine quand elle entre en conflit avec la rationalité des
machines, qu’on peut également appeler procédurale ou instrumentale.
La rationalité procédurale ou raison
instrumentale est celle typique des artefacts et des robots ménagers. Face à un
problème quelconque elle propose de choisir une solution matérielle, de l'ordre
de l'efficacité, pour faire la même chose mieux et plus vite. A ce titre elle
évacue la question éthique derrière l’accélération d’un geste réputé être bon
puisque déjà existant. L’accélération des cadences est pour elle une réponse
suffisante aux problèmes posés par le cours de la vie.
Il ne faut pas
confondre raison instrumentale et technique. La technique – au sens de la techné grecque – est la manière
spécifiquement humaine d’affronter les difficultés pratiques de la vie. Elle a
pour cause et moteur la faiblesse congénitale de l’homme due à la rupture
violente de son amitié originelle avec les dieux. C’est donc à la fois une
médecine et un avertissement. Dans la Genèse le premier technicien est Dieu qui
confectionne des tuniques de peaux pour remplacer les pagnes de feuilles
bricolés par Adam et Eve. Chez les grecs, c’est l’appropriation par les hommes
d’un bien des dieux – le feu – qui leur a été donné par Prométhée. La technique
touche donc au sacré, elle est d’une certaine manière la créativité des dieux
telle que pratiquée par les hommes.
Mais parce
qu’elle est pratiquée par des hommes la technique peut être dévoyée, déifiée,
transformée en culte. L’exemple vient de loin avec la tour de Babel que les
hommes voulaient élever jusqu’au ciel pour égaler Dieu. Un parfait symbole
d’une intelligence collective au service de l’auto-divinisation du
collectif ; la fusion des individus dans un être nouveau ;
l’idéologie, qui a vocation à absorber en lui toutes les composantes sociales
pour les sublimer en un tout autosuffisant et producteur d’une maîtrise totale
de la matière : le paradis sur terre.
La raison
instrumentale ou rationalité procédurale est pour sa part le modèle de sagesse
philosophique de la post-modernité dans laquelle nous vivons et qui postule
qu’un acte est bon dès lors qu’il est techniquement faisable et conforme à une
procédure définie comme conforme à l’intérêt reconnu de son auteur. Ainsi pour
la post-modernité, si j’ai envie d’un enfant et que la technique médicale rend
cela possible, alors, du moment que le consensus social valide ce désir, il
devient un droit.
Tous les cas de
rationalité procédurale ne sont pas aussi polémiques que la PMA [2]. La
contraception chimique, la drague, le pilotage d’avion, les programmes
scolaires, le marketing, la pornographie, la verbalisation par radars
automatiques, les limitations de vitesse sur route ou la DLC [3] des
produits alimentaires sont autant d’exemples de rationalité procédurale
présents dans notre vie quotidienne.
La méta-justification de cette rationalité est utilitariste.
L’idée est que si le but poursuivi est ‘‘utile’’ il devient nécessaire dès lors
qu’il est atteignable. Pouvons-nous aller sur la lune ? Techniquement,
oui. Alors il faut le faire, parce que c’est ‘‘utile’’. Et les promoteurs de
l’idée en questions de sortir des ‘‘utilités’’ de leur chapeau : gagner la
course à l’espace contre les soviétiques, exploiter la lune, développer des
voyages ultra-rapides, trouver de la place pour faire face à la surpopulation
terrestre, développer la technologie pour demain, mieux connaître l’univers,
etc, etc… Donc à aucun moment les arguments avancés ne relèvent
de la ‘‘justice’’ – est-ce que cela est bien, conforme à la raison – ou de la
‘‘finalité’’ – à quoi cela va-t-il nous servir, est-ce conforme au but de notre
vie.
A cet égard la post-modernité se présente comme une pensée a-philosophique, qui a évacué la question du sens et de la valeur comme superflue et passéiste parce qu’elle est incapable d’émerveillement devant le miracle de l’être. Les civilisations dites ‘‘primitives’’ manifestent une crainte révérencielle devant le mystère de la vie et de l’être, qui se traduit dans des mythes, des rites et des interdits visant à se concilier les faveurs des forces qui donnent la vie. Les grecs et les juifs, à la différence des autres, ont voulu aller au-delà des évidences trop évidentes pour comprendre la Raison à l’œuvre derrière le rideau des forces en apparences contradictoires, mais qui ne privent jamais le monde de sa stabilité foncière.
De leur fécondation réciproque est née la
civilisation chrétienne, dont vient notre monde à nous, la civilisation
occidentale. Une civilisation à part, parce que née de Dieu, née d’une
conversion – une métanoia – qui au prix de la mort de la rationalité grecque et
de l’identité juive a donné naissance à ce mélange improbable. L’archétype de
ce monde c’est le chemin de Damas de Saül/Paul de Tarse [4]. A Damas
Saül est devenu Paul, le juif hellène est devenu chrétien. A la différence des
autres qui cherchent qui ils sont pour savoir ce qu’ils doivent faire, le
chrétien sait qui il est et ce qu’il
doit faire, mais il lui faut savoir comment le faire.
‘‘Cherchez le Royaume de Dieu et sa justice et
tout le reste vous sera donné par surcroît’’[5] Telle
est l’identité de la civilisation occidentale et on peut retrouver son
influence dans toutes ses grandes réalisations – et elles sont nombreuses :
hôpitaux, université, instruction gratuite et universelle, états-nations,
révolutions industrielles, protection maternelle et infantile, musique,
peinture, découvertes scientifiques, liberté du mariage, émancipation des
femmes, égalité politique et juridique entre citoyens, etc… Aucune de ces
institutions n’étaient ‘‘nécessaires’’ au sens hégélien du terme. Elles
auraient pu prendre une forme différente, voire ne pas exister du tout. Elles
ont toutefois en commun de répondre à un ‘‘comment’’.
Comment chercher le royaume de Dieu parmi les
malades ? En créant des lieux pour les accueillir et prendre soin d’eux et
on fonde des hôpitaux [6]. Comment
chercher Dieu dans la science ? En créant un lieu où les chercheurs de
vérité puissent échanger et transmettre leurs découvertes et l’on créé les
universités [7].
Il y a donc là un impensé [8] – ou dit
autrement une évidence intellectuelle – dont notre monde vit. Cette évidence
c’est la valeur spéciale et unique des personnes humaines qui vient de leur
capacité à chercher le royaume de Dieu, c’est-à-dire à être des familiers de
Dieu, bénéficiaires donc de la dignité de Dieu. Le Concile Vatican II
synthétise cette évidence en qualifiant l’homme de ‘‘seule créature que Dieu a
voulue pour elle-même [9]’’. A cet
égard la déclaration d’indépendance américaine est un bon exemple de la manière
dont cette évidence a pénétré les mentalités politiques :
« Nous tenons ces vérités pour évidentes que tous les hommes sont créés
égaux, qu’ils sont investis par leur Créateur d’un certain nombre de droits
inaliénables, et que ces droits sont la Vie, la Liberté, et la poursuite du
Bonheur. Que pour assurer ces droits, les Gouvernements sont institués parmi
les Hommes, dont ils tirent de justes pouvoirs du consentement des gouvernés.
Et que lorsque le Gouvernement devient destructeur dans ses fins, il est du
Droit du Peuple de le combattre ou de l’abolir et d’instituer un nouveau
Gouvernement, posant ses fondations sur ces principes et organisant ses pouvoir
de telles sortes, qu’il ne puisse porter atteinte à la sécurité et au bonheur
du peuple. »
La rationalité instrumentale de la post-modernité
vient donc de ces ‘‘vérités évidentes’’ et de leur traduction dans la vie
quotidienne. Toutefois elle se distingue des périodes qui l’ont précédé par
l’oubli, voire le refus des prémisses logiques qui ont inspiré les grandes
réalisations de notre civilisation. Le ‘‘comment’’ n’est même plus une
question, il est son évidence à elle. Là où la finalité était l’évidence des
époques précédentes et le ‘‘comment’’ le moyen de les traduire en actes, la
post-modernité prend ce moyen comme une fin en soi.
De fait si le christianisme et la modernité
avaient des choses à se dire, au-delà des divergences irréconciliables qui les
séparent, c’est bien parce qu’ils avaient encore en commun l’idée de finalité.
Prendre en compte la finalité de la chose c’est se demander quelle est son but,
comment se caractérise-t-elle, ce qui ramène toujours à la question du
naturalisme avec son appel à la transcendance. La modernité, à la suite de
Descartes, Kant et Hegel a voulu ‘‘naturaliser’’ cette transcendance, avec
comme point culminant le positivisme et son avatar, le néo-positivisme.
Hélas pour la modernité Gödel [10], avec
ses théorèmes d’incomplétude, a détruit ces illusions en montrant qu’un système
formel de pensée humain est soit incomplet et cohérent, soit complet, mais au
prix au moins d’une incohérence. En fait, au sein de n’importe quel système
formel il a y au minimum une proposition indécidable à l’intérieur du système [11]. Transposé
par Popper aux sciences humaines cela signifie d’une part que le savoir n’est
valable qu’à l’intérieur d’un système à un instant T, sous réserve de la
validité des propositions indécidables. Mais aussi, et cela est le plus
important, qu’un système qui refuse de discuter de la valeur de ses
propositions indécidables n’est pas scientifique, mais idéologique [12].
Les modernes ont donc dû affronter la question de
la finalité et de la transcendance. C’est le chemin accompli par ceux qui sont
revenus à la foi chrétienne, explicitement comme les convertis (Chesterton,
Frossard, Maritain, Péguy, Psichari, Green…)
ou implicitement pour les tenant des ‘‘valeurs occidentales’’ (Habermas,
Popper, Finkielkraut, Zemmour…). D’autres ont au contraire, voulu rompre avec
la finalité, une attitude que l’on retrouve en particulier chez Heidegger [13] et
l’école de Francfort [14],
spécialement Marcuse, attitude qui est passée chez leurs disciples français [15]
(Foucauld, Derrida, Levi-Strauss…) et américains (Butler, Rorty…) qui peuvent à
ce titre être considérés comme les pères de la post-modernité.
Celle-ci a légitimé la rationalité instrumentale
à un niveau jamais équivalent. Même si on concède que cette forme de
rationalité est une fille tout à fait légitime de la civilisation occidentale
elle n’est pleinement valable qu’à l’intérieur d’une vision intégrale de la
personne humaine et de ses besoins. Quand on parle de la révolution des tâches
ménagères au XX° siècle on oublie à quel point celles-ci étaient chronophages
avant l’apparition du lave-linge, de la cuisinière à gaz ou du réfrigérateur.
Et les femmes qui n’avaient pas les moyens financiers de se faire aider y
passaient un temps et une énergie considérable qu’elles ne pouvaient pas consacrer
à l’éducation de leurs enfants par exemple. Economiser du temps de travail
domestique était donc pour les femmes, spécialement les femmes pauvres, une
aide appréciable dans l’accomplissement de leurs autres tâches :
éducation, soin des enfants, vie de couple. Cette aide était aussi nécessaire
que le fut en son temps l’arrivée de l’ampoule électrique qui permit de
parfaitement s’éclairer pour presque rien, une invention qui a l’évidence a
davantage bénéficié aux pauvres qu’aux riches [16].
Toutefois, peut-on considérer une telle
révolution comme ayant réalisé son objectif si le temps ainsi dégagé par les
femmes a été investi non pas dans la vie familiale mais dans une activité
professionnelle à l’extérieur du foyer ? Au terme de 70 ans de
robotisation des foyers, les femmes sont-elles de meilleures mères ? Les
enfants sont-ils mieux soignés éduqués et instruits ? Au vu des chiffres du
suicide [17], de
divorce chez les parents [18] et des
résultats scolaires en chute constante dans des évaluations comme PISA on peut
en douter [19].
Cela étant dit, être libérée des tâches ménagères ne veut pas dire qu’on doive
rester cloîtrée chez soi. Comme n’importe quel être humain, une mère au foyer
privée d’interactions sociales et de rôle dans la société a tendance à
déprimer, tout comme un chômeur de longue durée.
De fait, si la plus belle fille du monde ne peut
donner que ce qu’elle a, la rationalité procédurale ne peut donner que ce
pourquoi elle est faite : une amélioration de la productivité d’une
technique donnée. Une rappe électrique ne peut rien faire d’autre que couper
plus vite qu’un cuisinier armé d’un couteau. Elle ne peut donner ni du goût, ni
de l’amour, ni une bonne raison de débiter des carottes.
Par un effet
malheureux la vitesse et la productivité accrues permettent aux hommes de
facilement échapper à une interrogation sur le sens de ce qu’ils font, ce qui
les conduit tout aussi régulièrement à transformer des moyens utiles, mais
secondaires, en buts autosuffisants. On en vient alors à déployer des trésors
d’ingéniosité et des tombereaux d’argent public – c’est-à-dire pris dans la
poche des citoyens – pour des motifs absurdes comme le développement du
transport aérien par le biais de subventions aux transporteurs en vue de
soutenir l’activité économique d’une région. Cela conduit souvent à une
concurrence fiscale entre collectivités ayant engagé des dépenses irréversibles
comme un aéroport [20]. En
2009 on évaluait ainsi les subventions versées en Europe à la seule compagnie
Ryanair à 660 millions d’euros, soit plus de 22 % de son chiffre d’affaire [21].
A ce titre il
est intéressant de revenir sur les origines de la mécanisation du travail en
Europe. Les anciens connaissaient la mécanique et l’utilisaient abondamment
quand ils le jugeaient utile, c’est-à-dire à la guerre [22] et
lorsque le temps ou les esclaves manquaient. Archimède est bien sûr célèbre
pour ses inventions, mais Vitruve et ses collègues ingénieurs possédaient des
grues capables de lever plusieurs dizaines de tonnes. Mais on garde principalement
en mémoire, et avec raison, la récompense donnée par Vespasien à un inventeur
afin qu’il ne la mette pas en œuvre, au risque de priver le petit peuple de
travail [23]. Pour
les anciens la technologie était un palliatif, pas une solution en soi [24].
Ce sont les
moines bénédictins qui ont introduit l’usage systématique de la technique dans
la culture occidentale afin de… chercher Dieu. Le but premier du moine étant la
contemplation et la prière, à la fois pour lui et pour les autres hommes, il ne
peut travailler que cinq heures par jour, lesquelles heures comprennent aussi
une bonne part d’études et de travaux non alimentaires comme la copie de
manuscrits.
Une première solution avait bien été l’invention des ‘‘convers’’
qui bien que moines n’étaient pas astreints aux offices du chœur et pouvaient
donc travailler davantage. Toutefois, ne pouvant multiplier à l’infini les
convers (pour des raisons à la fois financières et religieuses), les monastères
ont rapidement mis à profit la technique romaine pour augmenter la productivité
des moines, produisant ainsi trois [25] à dix
fois plus [26]
qu’un travailleur standard.
Un réformateur
va même pousser cette idée jusqu’à sa limite : Saint Bernard de Clairvaux.
En supprimant les convers de ses monastères, les moines devaient produire seuls
de quoi couvrir l’ensemble des besoins de leur communauté : alimentation,
étude, bâtiments, prière, infirmerie... Deux innovations en sortiront :
l’usine et le commerce international. Les cisterciens commencent par mécaniser
tout ce qui peut l’être : scieries, tannerie, papeterie, égouts,
fertilisation, drainage et irrigation. Chaque monastère se spécialisera ensuite
dans les produits locaux en vue de les échanger avec les autres maisons de
l’ordre : fer en Scandinavie, laine en Angleterre, vin, blé et viande en
France, tissu en Flandres… Les échanges sont réglés par lettre de change,
créant de facto le premier réseau bancaire européen [27].
La rationalité
procédurale existe donc pour faire mieux et plus vite ce qu’il est juste de
faire. Elle n’est donc pas autonome mais ne peut exister sans une ‘‘justice’’
qu’elle ne fait qu’accomplir. A ce titre pour être réellement elle-même la
rationalité instrumentale doit d’abord demander s’il est juste de faire ce que
l’on fait. Ensuite si l’on doit le faire, doit-on continuer à le faire de cette
façon ? Cette deuxième question est celle de la technique au sens fort du
mot. C’est uniquement quand le problème aura été réduit à une question de
productivité, faire plus avec moins, que l’on pourra y appliquer la rationalité
procédurale.
Prenons un
exemple concret, le travail des enfants dans les filatures de coton. La
rationalité procédurale est incapable par elle-même de décider d’en user ou
pas. Elle ne peut que proposer des solutions technico-organisationnelles qui
facilitent l’emploi des enfants ou permettent au contraire de s’en passer. Sur
le plan historique les enfants étaient graduellement associés au travail de
filage de leurs parents en vue d’apprendre le métier. Avec la mécanisation
cette aide a été de plus en plus systématique afin de faire face à la
concurrence de la machine. Du côté des fabriques on a recouru au travail des
enfants comme à n’importe quel autre et ce d’autant plus volontiers que le
turn-over chez les adultes indépendants était élevé. Il se trouve que leur
petite taille était appréciée pour la réparation des fils cassés en cours de
filage, mais sur le plan technique ils n’ont fait que retarder la mise au point
de machines fiables [28]. Ce
n’est que face à l’opinion publique que les fabricants ont concentré leurs
efforts sur la fabrication de machines ne nécessitant pas d’enfants pour leur
entretien.
Ce qui est vrai
dans le cas du travail des enfants peut être étendu par analogie aux autres
questions sociales. La rationalité procédurale ne peut répondre qu’à un
problème circonscrit de productivité, et ce dans la mesure où ce problème a été
correctement analysé par un chef vertueux – dit en terme modernes un expert –
celui capable de comprendre une situation grâce à un cadre théorique riche pour
choisir la meilleure solution à l’intérieur des contraintes de la situation.
L’expérience
montre que lorsque cette compréhension élargie et globale de la situation
manque on n’adresse qu’une partie du problème, générant du coup des effets
collatéraux souvent très lourds. C’est typiquement le genre de dégâts causés
par les planificateurs et les organisations impersonnelles dans lesquelles
personne n’est responsable et qui sont à l’abri des réclamations des victimes
de leur action.
L’industrialisation
de l’agriculture depuis 150 ans en est un bon exemple. La découverte de
l’assimilation des nutriments chimiques du sol par les plantes a donné
naissance à l’industrie des engrais et à leur généralisation sous la pression
conjointe des lobbies industriels, des syndicats agricoles et des politiciens.
Toutefois, du fait de leur manque de largeur de vue ceux-ci ont été incapables
de prendre en compte l’importance des facteurs annexes dans la croissance des
plantes : microchimie du sol, rôle des micro-organismes et des animaux,
aération du sol et rotation des cultures. Après 100 ans de chimie intensive des
millions d’hectares sont maintenant stériles [29]. Dans
un tel système seule compte la quantité produite – synonyme de subventions –
pas la qualité du produit qui sera de toute façon livré à une coopérative, sans
lien direct avec le client final. A l’autre bout de la chaine le prix des
aliments est déformé sous l’effet des subventions et des distorsions de marché.
Le prix de la viande est ainsi totalement déconnecté de son coût réel. D’un
côté les prix d’achat au producteur sont faibles, compensés par des
subventions, donc des taxes, alors que d’un autre côté le système de
préparation et distribution de la viande absorbe la majeur partie de la valeur
ajoutée dégagée sans pour autant parvenir à correctement payer ses salariés. Et
paradoxalement les prix ne reflètent pas le coût écologique [30] réel de
ces produits [31].
On ne peut
sortir de cette situation qu’en rendant à la rationalité instrumentale le rôle
limité qui n’aurait jamais dû cesser d’être le sien : bonne servante de la
sagesse pratique, mais mauvaise maîtresse de vie. On ne peut en fait vivre bien
qu’en vivant pleinement, c’est-à-dire en intégrant toutes les dimensions de la
vie humaine à chacune de nos décisions. Un leader politique ou social qui
refuserait de prendre en compte la dimension spirituelle ou matérielle de la
vie dans ses décisions sous prétexte que cela ne relève pas de sa compétence
n’est rien d’autre qu’un âne couronné. Il serait comme un homme se nourrissant
de pilules au prétexte que les plaisirs de la table sont inutiles puisque non
nécessaires à sa survie.
Et c’est
précisément de ce type de déshumanisation que crève la post-modernité et
qu’elle affuble de noms creux et ‘‘politiquement correct’’ comme ‘‘la crise’’,
‘‘les cités’’ ou ‘‘le mal-être des
jeunes’’ pour ne pas appeler un chat un
chat. Confesser l’existence de syndromes de malaise spirituel grave comme le
fondamentalisme islamique anti-occidental, le refus de l’assimilation des
immigrés ou de la transmission de la culture par les élites occidentales ou
bien le déclin de la productivité et de la créativité des économies occidentale
serait pour la post-modernité comme avouer la faillite de son projet. Comment
une pensée qui se glorifie d’avoir évacué la question du sens peut admettre qu’on
ne puisse pas la déracinée du cœur de l’homme ? La post-modernité et sa
rationalité instrumentale ont donc besoin d’être sauvées d’elles-mêmes. Ce que
Malraux en son temps avait déjà prédit : « Le XXI° siècle sera
spirituel ou ne sera pas »
[2] Procréation Médicalement
Assistée (parfois Aide Médicale à la Procréation) est un terme générique qui
désigne toutes les techniques médicales qui artificialisent la procréation des
animaux et des humains : fécondation in vitro, prélèvement et transfert de
gamètes, stimulation ovarienne…) Elles se distinguent des techniques d’aide à
la fertilité qui se centrent pour leur part sur la levée des obstacles à la
procréation naturelle (micro-chirurgie, régimes alimentaires, corrections des
déséquilibres hormonaux, gestion du stress…)
[3] Date Limite de Consommation, apposée par le fabriquant. Elle est
la date au-delà de laquelle ce dernier ne garantit plus la salubrité de son
produit, pour laquelle il engage sa responsabilité civile et pénale. Dans la pratique
les autorités sanitaires recommandent, voire exigent, la destruction des
invendus ayant dépassé leur DLC, même si le produit est sain.
[5] Evangile selon St Matthieu, 6,33
[6] Si les romains
connaissent des lieux pour soigner les soldats blessés (les valetudinaria) c’est le christianisme
qui invente l’idée du devoir d’assistance publique universelle (première fois
dans le code de Justinien en 529) avec les lieux pour l’assurer (premier
hôpital mentionné en 370 par S. Grégoire de Naziance). Dès le départ les byzantins
distinguent les différents types de détresse (étrangers, pauvres, pèlerins,
vieillards, orphelins, malades…) et à créer des lieux spécialisés pour leur
secours (xenodocheion, ptocheion,
pandocheion, gerontokomeion, brephotropheion, maladesnosokomeion…), ce qui
chez les latins ne sera que très progressivement le cas (première mention
documentaire au VIII° siècle à Marseille, puis hospices, maladreries au XII°
siècle, aveugles au XIII°, orphelinats au XV°…).
[7] Au sens strict les
universités sont des guildes universitas
magistrorum et scholarium regroupant professeurs et étudiants afin de
défendre leur intérêt et de réguler par eux-même leur fonctionement et leurs
qualifications. C’est donc une communauté à la fois professionnelle et
religieuse, ayant pour objectif l’excellence dans leur mission de découverte et
de transmission du savoir.
[9] Vatican II, Constitution pastorale Gaudium et Spes, n°24, §3
[10] Kurt Gödel, Über formal unentscheidbare
Sätze der Principia Mathematica und verwandter Systeme, I. (« Sur les
propositions formellement indécidables des Principia Mathematica et des
systèmes apparentés ») Monatshefte für Mathematik und Physik, 38, 1931
[12] La Logique de la découverte
scientifique, Karl Raimund Popper, 1935, trad. fr. 1973, rééd. Payot, coll.
« Bibliothèque scientifique », 1995
[13] Citons les dernières
lignes de Être et Temps, son œuvre fondatrice
de 1927 « La question peut-elle trouver sa réponse grâce à un retour à la constitution
d’être originaire du Dasein qui comprend l’être ? La constitution
ontologico-existentiale de la totalité du Dasein se fonde dans la
temporalité. Par suite, il faut qu’une guise de
temporalisation
originaire de la temporalité ekstatique possibilise elle-même le projet ekstatique
de l’être en général. Comment ce mode de temporalisation de la temporalité
doit-il être interprété ? Un chemin conduit-il du temps originaire au
sens de l’Être ? » Derrière les circonvolutions sémantiques il y a
une conclusion brutale ; l’être n’a pas de fondement stable et s’il en
avait un on ne pourrait pas le trouver.
[14] Ecole de philosophie
marxiste et hégélienne qui a voulu proposer une alternative démocratique au
léninisme soviétique. Né à la suite de la conversion du SPD au réformisme sous
l’égide de Eduard Bernstein à partir de 1895 ce courant a pour objectif de
critiquer le capitalisme consumériste à l’aide d’un marxisme non dogmatique,
soumis au débat critique.
[15] Ce qu’il est convenu d’appeler
le « décontructivisme » même si les auteurs qui sont regroupés sous
ce terme n’aiment pas être associés les uns aux autres.
[16] Quand on est riche on a
toujours les moyens d’avoir autant de chandelles qu’on veut, avec les
domestiques nécessaires pour les moucher. Quand par contre on est pauvre on n’a
que la lumière permise par son budget.
[17] Si le suicide chez les jeunes diminue (502 en 2010 chez les 15-25
ans, en diminution relative de 50% sur 25 ans), en partie grâce à un suivi
après tentative de suicide, il est en augmentation constante chez les hommes de
45-54 ans, l’âge de leur père au moment du divorce (1265 suicides en 1970, 2339
en 2010, pour 25% d’augmentation de la population). Si le taux de suicide a
baissé de 19 à 14,7 pour 100.000 habitants de 1985 à 2010, il reste 50 %
au-dessus de la moyenne européenne et le deuxième en Europe Occidentale.
[18] Le taux brut de divorce est passé de 0,7 pour 1000 habitants à 2
pour 1000 en 2011, avec en parallèle une diminution du nombre de mariages au
profit du concubinage et du PACS. En 2012 il y a donc eu 130.000 divorces pour
230.000 mariages et 28.000 PACS rompus pour 155.000 enregistrés.
[19] Depuis la première étude en 2000 la France est passé du groupe des
pays au-dessus de la moyenne à ceux dans la moyenne de l’OCDE.
[21] 2,350 Milliard d’euros
[22] Jérôme Bardouille , «
L’importance du génie militaire dans l’armée romaine à l’époque impériale »,
Revue historique des armées, 261, 2010
[23] Suétone, Vies des douze
Césars, Vespasien, 18 : Praestantis
poetas, nec non et artifices, Coae Veneris,item Colossi refectorem insigni
congiario magnaque mercede donauit; mechanico quoque grandiscolumnas exigua
impensa perducturum in Capitolium pollicenti praemium pro commento nonmediocre
optulit, operam remisit praefatus «sineret se plebiculam pascere». Les
poètes les plus distingués ainsi que les artistes, le restaurateur de la Vénus de
Cos et du Colosse reçurent des présents considérables et un salaire élevé; à un ingénieur, aussi, qui promettait d’apporter
au Capitole d’énormes colonnes sans beaucoup de frais, il fit verser pour son
invention une récompense non négligeable, mais le dispensa de la réaliser,
disant «qu’il devait lui permettre de donner du pain au petit peuple» trad.
Grimal P., Paris, Livre de Poche, 1973
[25] En utilisant la charrue à versoir au lieu de l’araire
[26] Dans le cas des moulins à eau, par exemple.
[27] Les cisterciens sont les premiers à créer un
réseau bancaire (plus précisément de transfert de fonds) pour rapatrier vers
leurs monastères le produit des ventes de leurs comptoirs installés dans les
grandes villes. Ce réseau servait aussi au commerce inter-monastère, par le
biais de lettres de change. Il inspirera celui des Templiers dont Saint Bernard
de Clairvaux avait écrit la règle. Au siècle suivant l’idée bancaire sera
encore développée par les Franciscains. La Révolution industrielle du Moyen Âge, Jean Gimpel, Seuil, 1975
[30] En France sous l’égide des pouvoirs publics on a assisté depuis
les années 1950 à une spécialisation presque forcée des produits par région,
entraînant une augmentation importante des pollutions agricoles ainsi que des transports
routiers alimentaires. Le poulet et
le cochon sont concentrés en Bretagne, les vaches dans le Nord, la Mayenne et
le Poitou, les céréales dans le bassin parisien et la plaine picarde.
[31] La viande de porc produite en Bretagne, à l’instigation encore une
fois des pouvoirs publics, ne paye pas pour la pollution massive aux nitrates qui en découle.